Obsession Pelléas

Herbert von Karajan fut l’un des rares chefs de culture germanique à défendre Pelléas dès ses années de jeunesse : un légendaire enregistrement pour la RAI de Rome en 1954, avec Elizabeth Schwarzkopf qui y créait un personnage singulièrement différent de celui établi par Mary Garden et le Pelléas solaire d’Ernst Haeffliger, continue de diviser les enragés du chef-d’œuvre de Debussy, tout comme d’ailleurs la gravure de studio réalisée pour EMI en 1978 avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin où deux chanteurs se surpassaient, Frederica von Stade et surtout José van Dam, devenu Golaud pour l’éternité.

A chaque fois, les critiques les plus nationalistes devaient rendre les armes devant la somptuosité de l’orchestre, sa fluidité et sa profondeur qui ne cherchaient pas à masquer tout ce que Debussy doit ici à Wagner, aussi fort qu’il s’en défendît.

Mais entre ces deux témoignages, Karajan reprit Pelléas à l’Opéra de Vienne en 1962, le mettant en scène, et l’inscrivant entre Parsifal et Tannhäuser. La bande, surprenante à plus d’un titre, circulait sous le manteau, tronquée, défigurée par une captation prise de la salle avec des moyens de fortune. Voici que Cantus Classics l’édite, certes sommairement, mais du moins en reproduisant la captation réalisée par l’ORF et sans les coupures qui en défiguraient les précédentes copies.

A Vienne, les diaprures et les abîmes de l’orchestre debussyste sont autrement sensuels qu’à la RAI de Rome et même plus qu’à Berlin, le pinceau a remplacé le fusain. L’orchestre miroite et gronde, la Scène du Parc est incroyable de tension, les souterrains proprement irrespirables.

Wagner décidément n’est jamais loin, et il y a dans cette gravure comme un parfum tristanesque qui semble échappé de L’Éternel retour, quelque chose de cinématographique. La représentation du 1er juin 1962 documente l’un des grands Pelléas ignoré par le disque : Henri Gui. Vrai baryton Martin, à l’aigu plein, au medium gorgé d’harmoniques. Avec cela un style, un art de dire les ambigüités du texte de Maeterlinck qui sont d’un artiste. Karajan l’accompagne avec une attention soutenue, et le chanteur va plus loin dans le rôle qu’il ne pourra le faire avec Lorin Maazel sept ans plus tard avec des moyens moindres.

Tout le reste de la distribution n’est pas francophone, mais surveille son français. Sans maniérisme, un rien trop affirmée parfois, la Mélisande d’Hilde Güden est un ajout majeur à la discographie d’une artiste bien plus diverse qu’on l’a toujours crue, Nicola Zaccaria dit son Arkel plutôt qu’il ne le chante, évidemment la lettre selon Elisabeth Höngen est un grand moment, pas si loin par le ton alternant entre drame et lecture de ce qu’y fait aujourd’hui Sylvie Brunet, l’Yniold au français impeccable d’Adriana Martinu sera pour beaucoup une étonnante surprise, et depuis Leila Ben Sedira, la meilleure incarnation du rôle par une voix féminine. Mais lorsque le Golaud d’Eberhard Wächter paraît, en deux mots j’ai ressenti le frisson que me donnaient Bacquier ou Van Dam. C’est Amfortas certes, mais cette blessure et cette fureur vous marquent au fer rouge. Admirable, il commande à lui seul de connaître cette captation.

LE DISQUE DU JOUR

pelleaskarajan coverClaude Debussy (1862-1918)
Pelléas et Mélisande

Henri Gui, baryton (Pelléas)
Hilde Güden, soprano (Mélisande)
Eberhard Wächter, basse (Golaud)
Elisabeth Höngen, mezzo-soprano (Geneviève)
Nicola Zaccaria, basse (Arkel)
Adriana Martinu, soprano (Yniold)

Chœur et Orchestre de l’Opéra d’Etat de Vienne
Herbert von Karajan, direction

Un double-album du label Cantus Classics 501879

Photo à la une : (c) DR