Résonances vers le sombre

Tiens, un jeune homme qui ose la version originale de la Seconde Sonate de Rachmaninoff. Ce n’est pas si courant que cela de pouvoir en dominer les méandres, en appréhender les lignes de fuite, en faire chanter les polyphonies ombreuses. A tout cela, Vestard Shimkus, trente ans, ajoute sa griffe personnelle, cette manière de gifler les octaves, d’enlever le clavier avec une souplesse de tigre, de le laisser imploser de tous ses graves. Rien d’appuyé pourtant, rien qui jamais ne sature le Steinway si profond joué ici. Mais toujours un son d’une complexité assez inouïe, où la mélodie ne s’oublie jamais dans les polyphonies. L’oxymore cornélien « une obscure clarté » pourrait s’appliquer à la lettre. Pochette bleu nuit, comme celle d’un microsillon miniature, livret en noir, l’objet est une épure, le disque un incendie.

La bourrasque venue de si loin qui ouvre l’album est une création du pianiste d’après Dans le silence mystérieux de la nuit, la troisième mélodie de l’Opus 4. La couleur est donnée, univers entre rêve et cauchemar que viennent éclairer quelques étoiles mélancoliques : trois Préludes – phrasés incroyables de cantabile contenu, sol majeur murmurando, doré, tendre, si mineur réflexif, avec cet art des résonances qui est la signature de Shimkus – attendre le son résolu avant de répondre, Kempff faisait cela aussi -, sol dièse mineur, guirlande ornementale à la Medtner, tremblement soyeux, étude de dynamique du ppp au forte.

Les deux œuvres majeures de l’album semblent se jauger. Les Variations sur un thème de Chopin funèbres, chantées larges – la plus belle interprétation qu’on en ait entendue depuis celles de Bolet – opposent leur tombeau à la grande fantasmagorie nocturne de la Seconde Sonate, strictement indescriptible : il faut entendre comment Vestard Shimkus la dit, avec fantaisie et pudeur, entre fulgurance et confidence, avec ce clavier dont l’aigu met des touches d’or dans la nuit omniprésente. Tout cela est d’une telle poésie qu’on en sort sans voix.

LE DISQUE DU JOUR

Rachmaninoff, par Vestard ShimkusSergei Rachmaninov (1873-1943)
Dans le silence mystérieux de la nuit, extrait des Romances Op. 4 (arr. Shimkus)
Variations sur un thème de Chopin, Op. 22
Sonate No. 2 en si bémol mineur, Op. 36 (version 1913)
3 Préludes : en sol majeur Op. 32 No. 5 ; en si mineur Op. 32 No. 10 ; en sol dièse mineur Op. 32 No. 12

Vestard Shimkus, piano

Un album du label Artalinna ATL-A004

Photo à la une : (c) Jean-Baptiste Millot