Jurowski !

Sept ans déjà que Vladimir Jurowski préside aux destinées de l’Orchestre Philharmonique de Londres. Serait-il parvenu à modeler cette formation si réceptive ? Trois disques et un DVD parus en quelques mois l’attestent, à commencer par le second volume d’une intégrale des Symphonies de Brahms, enchaînant les 3e et 4e Symphonies comme si elles formaient une seule grande partition en huit mouvements.

cover brahms 3_4 jurowskin lpoJurowski parvient à créer cette illusion en réfléchissant sur le rôle unificateur des tempos. Non pas du tempo métronomique qui serait également partagé entre les deux œuvres, mais par le sentiment d’une durée commune, d’un même rapport au temps. Tout réside dans l’art du phrasé et dans son inflexion. Chaque mouvement étend son tempo global en son centre, créant de la sorte un espace lyrique prégnant. L’effet est reproduit à la récapitulation finale de chaque mouvement. La beauté intrinsèque des pupitres permet une lecture chambriste, le déploiement d’un éventail de teintes et de nuances, sans manquer jamais d’énergie, d’élan.

L’art de l’attaque, de la digression, le souci des polyphonies et du contrôle des dynamiques, tout fait mentir la légende d’un Brahms massif et nordique. Cette Troisième flirtant comme sur un fil avec la nostalgie, cette Quatrième mordorée comme un véritable automne indien sont décidément à part de tout ce que leur discographie récente a fait entendre, et absolument à rebrousse-poil d’une certaine tradition germanique récemment illustrée par Christian Thielemann et la Staatskapelle de Dresde.

On entend déjà la réaction s’écrier : trop d’idées ! C’est le péché mignon de Jurowski, qui lui a fait perdre plus d’une fois la ligne même des œuvres. Pas ici, car le tempo est preste, le geste svelte, comme si un peu de l’esprit de Carlos Kleiber s’y était glissé.

En tous cas, il faut de l’imagination pour réussir à renouveler les Symphonies de Chostakovitch tellement courues depuis vingt ans, tellement rabâchées qu’on a fini par oublier leur statut de journal intime de la terreur soviétique : la preuve, l’intégrale lisse et lumineuse de Vassily Petrenko à Liverpool passe pour la référence moderne.

cover chosta symphonies 6_14 lpo jurowskiLe grand père de Vladimir était un intime de Chostakovitch, son père reste un de ses interprètes majeurs. Et aujourd’hui, il s’affirme comme leur digne successeur. A nouveau, la Sixième Symphonie, déjà gravée pour Pentatone avec l’Orchestre National de Russie. Ici, tout est plus fluide et plus sinistre à la fois, le vaste Largo entre nocturne et plainte, fait froid dans le dos avec ce ton tragique et lunaire plus entendu depuis Kondrachine.

On admire le jeu sostenuto du quatuor, le galbe des phrasés, et la trompette émergeant, fantasque, dans le premier climax. Quel sens de la dramaturgie ! Allegro inquiétant, où la virtuosité autorise un imaginaire sonore persiffleur ; Presto sur les pointes, avec des effets de carrure incroyables, une ironie, des timbres naturalistes, bref tout un imaginaire sonore qui encore une fois nous reconduit aux interprètes contemporains du compositeur, Kondrachine, Mravinsky, Rojdestvensky, Eliasberg, Barchaï : on jurerait que les musiciens londoniens ont cédé leur place à leurs collègues moscovites. Mais avec la Quatorzième Symphonie – où Chostakovitch semble répondre à l’univers sonore de Britten – on franchit un degré supplémentaire dans l’émotion. Jurowski a pour lui deux chanteurs magnifiques : Sergei Leiferkus, ironique, glacial, et Tatiana Monogarova, hallucinée, cinglante, désespérée. La plus inquiétante lecture de ce chef-d’œuvre depuis celle de son créateur, Rudolf Barchaï.

cover zemlinsky tragedie jurowskiIl faut mettre tout un théâtre des sentiments dans la 14e Symphonie de Chostakovitch, et plus encore dans Une tragédie florentine de Zemlinsky, opéra sur la jalousie meurtrière. Et savoir surtout rendre son orchestre opulent tranchant comme un poignard, ce à quoi excelle Jurowski : la façon dont il accompagne l’étranglement de Guido par Simone, jusqu’au glissando piano du violon montre à quel point le ressort dramatique de la musique lui parle naturellement, au point d’ailleurs que cet opéra pourtant bien défendu au disque – Riccardo Chailly en a signé avec le Concertgebouw, et déjà le Simone d’Albert Dohmen, une version qu’on croyait définitive – prend un relief considérable, plus prés d’un certain vérisme que de la Seconde école de Vienne. Complément somptueux porté par un orchestre en tempête : les Sechs Gesänge nach Gedichten von Maurice Maeterlinck dit avec un expressionnisme certain par Petra Lang, dont on regrette qu’elle n’ait pas incarné Bianca, laissé au mezzo un peu anonyme de Heike Wessels.

On retrouve Sergey Skorokhodov, le Guido d’Une tragédie florentine en Bacchus dans la percutante nouvelle mise en scène de l’Ariadne auf Naxos signée par Katharina Thoma. Régie habile, bien ficelée, transposition durant la Seconde Guerre mondiale, avec mise en abîme de Glyndebourne.

Au prologue le spectacle se prépare dans l’Organ Room, et à la fin de celui-ci la guerre éclate, avec bombardement d’avions, moment spectaculaire ; pour l’opéra, Glyndebourne est transformé en hôpital de campagne. Sur tout cela, une vraie direction d’acteurs et quelques performances de chanteurs mémorables : Soile Isokoski en Primadonna-Ariadne qui ne cache pas son âge, la Zerbinetta de Laura Claycomb en voix d’or, mais surtout le couple Musiklehrer et Komponist, Thomas Allen, acteur impayable donnant la répartie à une très surprenante Kate Lindsley. A chaque instant, Jurowski met un théâtre alerte et sensible, rappelant qu’à Glyndebourne, et à l’opéra, il est décidément chez lui.

LES REFERENCES DE L’ARTICLE

– Brahms – Symphonies Nos. 3 & 4 – Orchestre Philharmonique de Londres – Vladimir Jurowski – 1 CD LPO 0075
– Chostakovitch – Symphonies Nos. 6 & 14 – Tatiana Monogarova (soprano), Sergei Leiferkus (baryton) – Orchestre Philharmonique de Londres – Vladimir Jurowski – 1 CD LPO 0080
– Zemlinsky – Eine florentinische Tragödie (Une tragédie florentine), Sechs Gesänge nach Gedichte von Maurice Maeterlinck – Heike Wessels (Bianca, mezzo-soprano), Sergei Skorokhodov (Guido, ténor), Albert Dohmen (Simone, baryton-basse), Petra Lang (mezzo-soprano) – Orchestre Philharmonique de Londres – Vladimir Jurowski – 1 CD LPO 0078
– Strauss – Ariane à Naxos – Soile Isokoski (Primadonna, Ariadne, soprano), Sergei Skorokhodov (Bacchus, ténor), Thomas Allen (Der Musiklehrer, baryton), Kate Lindsey (Komponist, soprano), Laura Claycomb (Zerbinetta, soprano) – Orchestre Philharmonique de Londres – Vladimir Jurowski – Katharina Thoma (mise en scène) – 1 DVD Opus Arte OA1135D

Photo à la une : (c) Roman Gontcharov