La Musicienne

VOX l’avait repérée dès le début des années cinquante, alors qu’elle venait de remporter le Concours de Genève. Viennoise elle était, de naissance, d’éducation, d’esprit, elle graverait ce qu’elle voulait et donc une quasi intégrale des Concertos de Mozart, sa première. Cette intimité du son, cette simplicité jusqu’à une absence d’intention, la pure beauté d’un toucher modéré lui valurent immédiatement autant d’admirateurs que de critiques. Sans poids ce clavier, sans élan ces phrasés, sans couleur ce jeu, que n’a-t-on entendu. Pourtant, Philips, avant même que M. Mendelssohn ne la signe pour son label, lui avait fait enregistrer en Hollande son premier disque capté en une brève session en janvier 1953, doublé des Sonates K. 332 et K. 333 de Mozart. Prémonition ?

Finalement, le temps de la stéréo venu, Ingrid Haebler retournera chez Philips, attirée d’abord par une qualité de prise de son que VOX ne pouvait lui offrir. Au long des années soixante, elle deviendra la pianiste phare du label néerlandais, orphelin de Clara Haskil.

Mozart sera son paradis, mais en des termes ô combien différents de ceux de la Roumaine. Le feu noir d’Haskil, ses phrasés de pure grâce, Haebler, les eût-t-elle voulus, ne les aurait osés. Trop modeste, ignorant d’ailleurs la notion d’égo sans pour autant hésiter à imposer ses choix, quitte à surprendre Henryk Szeryng qui espérait ce petit bout de femme plus docile. Mais Ingrid Haebler avait du sang noble, née baronne, et derrière une éducation raffinée, une urbanité cultivée que son jeu fait entendre partout, de Bach à Chopin, et un caractère bien trempé.

Mozart fut son empirée, recommencée très tôt pour Philips, et par les concertos, sans l’idée encore de les enregistrer cette fois-ci tous. Elle hésitait, ce qu’avouent les deux premiers microsillons ; le No. 12 et le Rondo K. 386 dans l’intimité joueuse du petit orchestre de Szymon Goldberg, merveilles !, les No. 18 et No. 27 dans le grand appareil d’orchestre (un peu trop large pour le 18e) que lui dressent les Wiener Symphoniker et le jeune Christoph von Dohnányi. Finalement, elle fera tous les concertos, Philips lui offrant de prodigieuses sessions londoniennes où le LSO sera confié à Witold Rowicki (il faut entendre comment ensemble ils tempêtent le Finale du 17e, et le ton de grande sérénade qu’ils donnent au 21e), à un Colin Davis audiblement sous le charme, et à l’ami de toujours, Alceo Galliera, plus grand musicien qu’on veut bien l’admettre et avec lequel elle tentera deux Concertos de Beethoven (No. 2 et No. 4) qu’elle avait à son répertoire. Remarquable : les petits Concertos du début seront joués sur un pianoforte, et accompagnée par la Capella Academica Wien du déjà historiquement informé Eduard Melkus.

Viennoise, Ingrid Haebler était, comme ses alter-egos Paul Badura-Skoda et Jörg Demus, curieuse des instruments anciens. Jouant un pianoforte d’époque, elle fut séduite : cette discrétion du son, ces camaïeux de couleurs, cette dynamique dans les retraits correspondaient à une part de son art. Neupert lui fit un beau pianoforte à ses mesures, sur lequel elle joua et enregistra ce compositeur qu’elle adorait et dont peu avaient arpenté les œuvres alors, Johann Christian Bach. Elle enregistre les Concertos avec Melkus, invite Kurt Redel pour les sublimes Sonates avec flûte, et grave les Sonates, Op. 5 et Op. 7 avec un art souverain cachant derrière la perfection du discours des tendresses pudiques. Magnifique ensemble qui ne s’est guère démodé.

Tout le piano solo de Mozart et aussi celui à vingt doigts avec l’ami Ludwig Hoffmann, les seize grandes Sonates avec violon avec Henryk Szeryng (et aussi avec lui toutes celles de Beethoven), des Sonates de Haydn au piano ou sur le Neupert (et avant elles le Concerto en ré délicieusement flûté avec l’ami Goldberg), préludaient à un vaste ensemble Schubert.

D’abord toutes les Sonates, d’une perfection classique qui s’opposait aux exaltations abruptes (et géniales) d’un Friedrich Wührer, le seul à l’avoir précédé dans l’intégrale et pour son ancien label, VOX. Admirable, mais n’osant pas aller du côté du vertige, sinon dans la Sonate-Fantaisie. Mais les Impromptus restent des modèles, comme ses Moments musicaux, sa Truite si élégante – elle mit une grâce constante à toutes ses gravures chambristes, écoutes ses Quatuors de Mozart, son disque Schubert avec Szeryng – et les quatre mains avec Ludwig Hoffmann, Fantaisie sans pathos, Marches caractéristiques quasi fantasques.

Un mystère demeure : à l’orée des années 1980, Ingrid Haebler finit par se faire définitivement rare, sinon pour le disque où elle reprendra sous étiquette Denon toutes les Sonates de Mozart pour les mélomanes japonais qui l’adulaient autant qu’ils adulèrent Lili Kraus. Elle enregistre en 1979 une magistrale intégrale des Suites françaises de Bach, élargissant son spectre sonore, augurant d’un automne solaire. Puis plus rien.

Heureusement, Decca offre dans cette belle boîte l’acmé de son art où les surprises ne manquent pas. Écoutez seulement ses Papillons, ses Valses de Chopin.

LE DISQUE DU JOUR

Ingrid Haebler
The Philips Legacy

Œuvres de Johann Sebastian Bach, Johann Christian Bach, Franz Joseph Haydn, Wolfgang Amadeus Mozart, Franz Schubert, Robert Schumann et Frédéric Chopin

Ingrid Haebler, piano

Ludwig Hoffmann, piano
Sas Bunge, piano

Henryk Szeryng, violon
Michel Schwalbé, violon
Arthur Grumiaux, violon
Georges Janzer, alto
Giusto Cappone, alto
Eva Czako, violoncelle
Ottomar Borwitzky, violoncelle
Jacques Cazauran, contrebasse

Kurt Redel, flûte
Georg Meerwein, hautbois
Karl Dörr, clarinette
Helman Jung, basson
Claus Klein, cor

Capella Academica Wien
Eduard Melkus, direction

Nederlands Kamerokest
Szymon Goldberg, direction

Wiener Symphoniker
Christoph von Dohnányi, direction

New Philharmonia
Alceo Galliera, direction

London Symphony Orchestra
Witold Rowicki, direction
Sir Colin Davis, direction
Alceo Galliera, direction

Concertgebouworkest
Eliahu Inbal, direction

Un coffret de 58 CD du label Decca 4852005
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Photo à la une : la pianiste Ingrid Haebler – Photo : © Decca