Mahlériade I

Non l’album de lieder mahlériens réunis dans un programme à géométrie variable par Bernarda Fink n’est pas passé inaperçu au printemps, mais enfin on ne s’explique pas les commentaires prudents qui l’ont accompagné. On ne les a pas entendus en le découvrant, on ne les comprend plus en l’ouvrant à nouveau aujourd’hui pour notre première mahlériade. Avec un préalable.

La mezzo-soprano argentine Bernarda Fink
La mezzo-soprano argentine Bernarda Fink – Photo : (c) DR

Oui, Bernarda Fink n’a plus la voix de ses vingt ans, les aigus du second des Lieder eines Fahrenden Gesellen se bousculent dans l’enthousiasme plutôt qu’ils ne rayonnent. Et alors ? Le programme est artistement composé, commencé avec Anthony Spiri au piano par deux raretés, Im Lenz, et Winterlied : 1880, Mahler avant Mahler mais déjà tellement lui-même dans l’inflexion musicale, dans ce mélange de naïveté et de tragique qui nous rappelle qu’une fois devenu le symphoniste majeur de la Vienne moderne, la mélodie demeurera le secret véritable de son langage.

cover mahler bernarda fink hmPour les Lieder eines Fahrenden Gesellen, Fink choisit la réduction de Schoenberg, où le drame s’avive, où la douleur est plus à nue. Lecture sans fard, amère, expressionniste presque, que l’on n’attendait pas d’elle. L’orchestre original de Mahler la rejoint pour les deux autres cycles, en l’occurrence le Tonkünstler-Orchester Niederösterreich qu’Andrés Orozco-Estrada dirige avec une poésie discrète.

Les couleurs sombres de la formation viennoise nous rappellent les accompagnements que réserva jadis Jascha Horenstein à Norman Foster. Lyriques, sans apprêts, mais touchant, parfaitement mariés avec la grande ligne simple et pour tout dire bouleversante que Bernarda Fink met aux Kindertotenlieder. La plus belle version depuis celle de Janet Baker ? On le pense. Quant aux Rückert-Lieder, éloquents sans grandiloquence, ils referment le disque avec la plus étreignante mélodie jamais coulée de la plume de Mahler : « Ich bin der Welt abhanden gekommen », où Bernarda Fink suspend le temps.

Giuseppe Sinopoli suscita souvent la polémique de son vivant, jusqu’en son intégrale Mahler pour Deutsche Grammophon qui partagea la critique par ses choix drastiques. L’éditeur germano-nippon Weitblick publie deux doubles albums de concerts mahlériens donnés par Sinopoli avec l’Orchestre Symphonique de la Radio de Stuttgart en 1981, 1985 et 1996, l’occasion de vérifier une fois de plus qu’aiguillé par les risques du live le Mahler du chef italien prenait une urgence que le studio gommait parfois, outre que les prises de son de la Radio de Stuttgart sont autrement cohérentes que les captations multipistes réalisées en studio par la DGG avec le Philharmonia, formation un rien anonyme dans Mahler.

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Le chef d’orchestre italien Giuseppe Sinopoli – Photo : (c) DR

La 6e Symphonie, puissamment déclamée, se démarque de la radiographie de l’enregistrement de studio et chante avec une liberté enivrante dans l’Andante moderato, qui semble dévoiler des paysages nouveaux les uns après les autres. Littéralement, cela semble ne devoir jamais finir. Mais le double album est encore plus précieux pour un Adagio de la 10e Symphonie expressionniste, d’un désespoir qui même dans l’apaisement des déambulations ne veut pas s’effacer.

Le concert du 5 juillet 1996 nous conduit encore plus loin dans le Mahler de Sinopoli. Tant de chefs ont achoppé sur la 3e Symphonie, à vrai dire, seuls Kubelik, Neumann (deux fois avec la Philharmonie Tchèque), Adler, Horenstein, Haitink avec le Concertgebouw, un très surprenant Boulez à Vienne ont su la débarrasser de ses scories. Sinopoli les rejoint, il n’alourdit jamais le discours ravageur du Kräftig initial, partout fait parler l’orchestre plutôt que de le faire éructer et lorsque Waltraud Meier paraît dans le Misterioso, la parabole de Nietzsche prend tout son sens.

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Le chef d’orchestre Jascha Horenstein (1898-1973). Il est notamment, aux côtés de nombreux microsillons Vox, l’auteur d’une fameuse version de la Troisième Symphonie de Mahler, avec le London Symphony Orchestra, publiée sous label Unikorn.

Autre révélation majeure, un concert d’août 1961 capté au Festival d’Edinburgh et qui révèle pas moins qu’une 5e SymphonieJascha Horenstein conduit les Berliner Philharmoniker, ajout majeur à la discographie du chef, puisqu’il n’enregistra jamais officiellement l’œuvre, et que jusqu’à ce jour on n’en connaissait aucun témoignage en concert sous sa direction. Horenstein avait dirigé les Berlinois dans la pour la première fois en 1927 !

Trente quatre ans plus tard, le style expressionniste qu’il y déploie coupe le souffle : un flot de cercueils emporte les deux premiers mouvements, le Scherzo déploie une imagination morbide portée par une virtuosité orchestrale clouante, et l’Adagietto respire dans un tempo fluide qu’Horenstein plisse de ritardandos, avive d’accents, refusant l’extase, poursuivant dans le malaise qu’un final furioso n’apaisera pas. Découverte de première importance, très bien captée par la BBC, parfaitement remasterisée par Andrew Rose, indispensable à tout malhérien.

LES REFERENCES DE CE DOSSIER

– Mahler, Lieder – Bernarda Fink, Anthony Spiri – Gustav Mahler Ensemble, Tonkünstler-Orchester Neiderösterreich – Andrés Orozco-Estrada, direction – 1 CD Harmonia Mundi HMC902173
– Mahler, Symphonie No. 6, Adagio de la Symphonie No. 10 – Orchestre Symphonique de la Radio de Stuttgart – Giuseppe Sinopoli, direction – 2 CD Weitblick SSS0109-2
– Mahler, Symphonie No. 3 – Waltraud Meier – Chœurs & Orchestre Symphonique de la Radio de Stuttgart – Giuseppe Sinopoli, direction – 2 CD Weitblick SSS108-2
– Mahler, Symphonie No. 5 – Berlin Philharmoniker – Jascha Horenstein, direction – 1 CD Pristine PASC416. Les disques Pristine sont disponibles sur le site Pristine.

Photo à la une : (c) DR