Le nouveau maître

Kirill Petrenko a assez dit son peu d’enthousiasme pour le studio d’enregistrement, sa discographie modeste en atteste et pourtant un beau cycle Josef Suk pour CPO disait assez qu’il pouvait y trouver mieux que ses marques, une inspiration.

De toute façon, le temps où des labels argentés enregistraient à grands frais les orchestres symphoniques est révolu, tout se capte en concert (comme un prestigieux prédécesseur in loco le préférait, Wilhelm Furtwängler lui-même), le chef russe n’aura donc pas à subir la torture des directeurs artistiques.

Un bien ou un mal ? La ténébreuse 9e Symphonie de Beethoven, qu’il fait filer droit, créant à mesure une tension inexorable est si évidemment dans les cordes de l’orchestre que la lettre en est impeccable, en quelque sorte Kirill Petrenko n’a plus qu’à y apposer son geste, et en effet l’Allegro (plus molto que ma non troppo) saisit par l’allure cravachée, le ton hautain). Le Scherzo allégé, élégant, déjà un peu moins, il faut lui laisser le temps de créer la surprise, mais sa timbale de plume empêche toute stupeur, et les cordes seraient idéales pour Mendelssohn, mais pour Beethoven ? Filées, d’une seule ligne, l’Adagio passe inaperçu avant un Finale de pur triomphe. Trop tôt dans le temps des noces entre le chef et l’orchestre ? Peut-être. Pourtant, la Septième Symphonie, malgré un réglage abrupt de son intrada (tout chef devrait entendre comment Sergiu Celibidache faisait ici, liant l’accord vertical et les violons), semble autrement personnelle, pensée, plus du tout cette apothéose de la danse, mais comme une sœur du geste lancé de l’Héroïque.

Passons, le temps permettra qu’entre eux se trouve leur Beethoven, en regard Tchaïkovski semble déjà les réunir dans un même geste : l’eau couleur d’encre où se déploie la morne méditation de la Symphonie « Pathétique » transporte Berlin à Saint-Pétersbourg, du moins dans le premier mouvement. Cette fois, le métronome ne règle pas tout, les phrasés conduisent même si le bal de l’Allegro con grazia est bien estompé, le rythme filant qui emporte l’Allegro molto vivace met l’éclat en apesanteur, mais tant de virtuosité, et aussi tant de bon goût, émoussent ce nerf que Mravinsky ou Kondrachine tendaient jusqu’à le faire rompre. Méditation finale sans amertume, comme un dernier soupir respiré dans de la soie. La 5e est plus amère, plus désabusée, vraie théâtre d’ombres jusque dans son bal où Petrenko souligne des timbres étranges : ce basson, serait-ce Drosselmayer ? Le Finale pourtant manquera d’élan.

Lorsque j’ai reçu l’album, voici déjà un certain temps, je me suis précipité sur la 4e Symphonie de Franz Schmidt, ce requiem écrit à la mémoire de sa fille, grand lamento où le cor et le violoncelle sont des personnages. L’œuvre est fascinante. Le hasard avait voulu que j’écoute peu avant le disque Decca de Zubin Mehta et des Wiener Philharmoniker, qui ourlent cette plainte d’une sensualité décadente. La proposition de Kirill Petrenko m’avait alors semblée vide.

En reprenant l’écoute après avoir herborisé dans les Symphonies de Schmidt à l’occasion de la parution de l’intégrale enregistrée à Francfort par Paavo Järvi, je l’entends différemment. Le lyrisme des phrasés, le modelé des cordes, la pesée légère des motifs, et surtout la lumière qu’apporte aux polyphonies le diapason élevé des Berliner infiltrent tout au long de l’oeuvre une lumière rasante. Quel crépuscule, quelle poésie plus inquiète que morbide (les Wiener y étaient très morbides), quel art de mener le discours … avec dans les passages quelque chose d’un peu factuel qui n’est absolument pas viennois.

L’écoute de cette proposition singulière remboursera ceux que Beethoven et Tchaikovski auront laissé dubitatifs, elle me conforte aussi dans la certitude que cette œuvre choisit ses interprètes, mais s’il y a peu d’appelés, le cercle des élus est encore plus mince. Après Yakov Kreizberg, Kirill Petrenko est l’un des rares, avec dans les temps plus anciens Oswald Kabasta et Zubin Mehta. Après ce requiem, un autre, la Musique pour orchestre de Rudi Stephan, et là, comme pour l’œuvre de Franz Schmidt, l’accord est parfait.

L’éditeur annonce pour janvier un fort album dévolu aux symphonies de Gustav Mahler, Kirill Petrenko y dirigera la 6e.

LE DISQUE DU JOUR


Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Symphonie No. 7 en la majeur, Op. 92
Symphonie No. 9 en ré mineur, Op. 125 « Chorale »
Piotr Ilyitch Tchaikovski (1840-1893)
Symphonie No. 5 en mi mineur, Op. 64
Symphonie No. 6 en si mineur, Op. 74 « Pathétique »
Franz Schmidt (1874-1939)
Symphonie No. 4 en ut majeur
Rudi Stephan (1887-1915)
Musik fur Orchester

Marlis Petersen, soprano
Elisabeth Kulman, mezzo-soprano
Benjamin Bruns, ténor
Kwangchul Youn, basse
Rundfunkchor Berlin

Berliner Philharmoniker
Kirill Petrenko, direction

Un coffret de 5 CD + 2 Blu-Ray du label Berliner Philharmoniker Recordings BPHR 200351
Acheter l’album sur le site du label Berliner Philharmoniker Recordings

Photo à la une : le chef d’orchestre Kirill Petrenko – Photo : © DR