Doublé magique

Kubelík, entrant chez Deutsche Grammophon, eut immédiatement le projet d’enregistrer un cycle Janáček : il s’était employé à l’Opéra de Munich à présenter en allemand (autant par son souci de rendre les ouvrages plus accessibles aux spectateurs de l’Opéra d’État de Bavière, qu’admiratif des subtiles traductions de Max Brod) un cycle Janáček (les bandes existent, Jenůfa a même été publié) qui ne trouva guère d’écho auprès des directeurs artistiques de l’étiquette jaune.

Peu importe, Kubelík, opiniâtre, emporta la décision : puisqu’on lui refusait les opéras, on le laisserait enregistrer les œuvres d’orchestre et des raretés (le Capriccio et le Concertino avec l’ami Rudolf Firkušný) jusqu’au Journal d’un disparu, ensemble qui connut son apogée avec une version de la Messe glagolitique dorée à l’or fin comme La Vierge de Fridek et enivrée des psalmodies slavonnes. C’était en 1964 la première de l’œuvre au disque à l’Ouest, et il faudra neuf années pour que d’Angleterre, Rudolf Kempe y apporte une réponse plus spectaculaire et peut-être moins poétique.

Le disque a fait le tour de la planète, imposant les splendeurs barbares de la liturgie slavone et les extases panthéistes d’un Janáček qui voyait (et peignait) Dieu dans chaque paysage et chaque sentiment. Indémodable, même si en face et venus de Tchécoslovaquie, Bakala et Ančerl sonnaient autrement âpres. Folie !, le solo d’orgue emporté par Bedřich Janáček qui fait rugir sa centaine de tuyaux et abrase ses claviers. Kubelík reviendra plusieurs fois à l’œuvre, la Radio Bavaroise serait bien inspirée d’éditer l’un des concerts où rayonnait le soprano ardent de Júlia Várady.

Une année plus tard et clairement en contrepoint à son cycle Mahler, Kubelík gravait les Gurre-Lieder, alors si peu présents au disque. L’enregistrement pionnier de René Leibowitz souffrait d’une prise de son saturée qui forçait à revenir à la gravure princeps de Leopold Stokowski, finalement mieux enregistrée malgré son âge, vraie merveille du 78 tours de l’ère électrique. Longtemps des pressages médiocres et un étalonnage défectueux des copies de la bande originale auront arasé la prise de son profonde et la spatialisation subtile d’une prise de son qui cherchait (et réussissait) à saisir les beautés touffues de l’orchestre sans y égarer les voix.

Comme pour la Messe glagolitique de Janáček, Urania est reparti ici des récents transferts réalisés au Japon qui font entendre ce que l’on croyait perdu. Certes Herbert Schachtschneider n’est pas Alexander Young, le Waldemar idéal que János Ferencsik s’appropria quelques années plus tard lors de son fameux concert à la Radio Danoise (qu’EMI finira par publier), mais on entend qu’il rêve ici de ce Tristan qu’il ne sera jamais, et face à lui, lionne plutôt que colombe, Inge Borkh est irrésistible, Tove ardente.

La Taube d’Hertha Töpper est un modèle de style (sans les voluptés de Baker chez Ferencsik aussi), qui par son mordant annonce l’enchaînement expressionniste des brèves scènes si cinématographiques qui s’enchainent au blasphème de Waldemar.

Autant Kubelík aura savouré les harmonies délétères du coucher de soleil ouvrant la première partie tristanesque, autant il précipitera le lever de soleil, ivresse pure, après la poésie irréelle et l’humour acide dont il aura parsemé son Sprecher magnifique, Hans Herbert Fiedler dont Julius Patzak (chez Ferencsik encore) retrouvera seul l’esprit de cabaret. Doublé magique, dans un son rénové.

LE DISQUE DU JOUR

Arnold Schönberg (1874-1951)
Gurre-Lieder
Herbert Schachtschneider, ténor (Waldemar)
Inge Borkh, soprano (Tove)
Hertha Töpper, contralto (Waldtaube)
Kieth Engen, basse (Der Bauer)
Lorenz Fehenberger, ténor (Klaus-Narr)
Hans Herbert Fiedler (Le Récitant)

Leoš Janáček (1854-1928)
Messe glagolitique, JW 3/9
Evelyn Lear, soprano
Hilde Rössel-Majdan, contralto
Ernst Haefliger, ténor
Franz Crass, basse

Chœur et Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise
Rafael Kubelík, direction

Un album de 2 CD du label Urania Records WS121388
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Photo à la une : le chef d’orchestre Rafael Kubelík – Photo : © DR