L’œuvre au noir

Deux violonistes hantèrent le Premier Concerto de Chostakovitch, David Oistrakh et Leonid Kogan. Le premier y conduisait une réflexion quasi philosophique, y chantait une prière dans la nuit dont Chostakovitch aimait les inflexions juives, le ton biblique dont le grand Nocturne se trouvait saturé. Leonid Kogan jouait âpre, abrasant la corde, amère, grinçant, comme montrant l’horreur de la réalité soviétique, et faisant ressortir dans l’écriture du Nocturne ce qui venait par la bande de la Seconde Ecole de Vienne et d’abord du Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg qu’il défendait alors en U.R.S.S.

Enregistrant les Concertos à Moscou, avec la baguette si précise de Vladimir Jurowski, Alina Ibragimova dont je sais la sonorité acide, l’archet démonstratif, invoque les mânes de Kogan, c’est patent dans le Nocturne esseulé, désolé, où le plus petit atome de rêve est banni, c’est criant dans le Scherzo qui grimace, ronde infernale avec du sang et des os. La Passacaille, sinistre, le Finale nasillé, persiflé, d’une ironie acide, achèvent de rendre visible les cendres de ce concerto pour les morts.

Vingt ans plus tard, et Staline bien refroidi, Chostakovitch écrira pour Oistrakh un second concerto absolument moderniste, où se reflète l’univers des quatuors à cordes, une partition radicale qui ouvre la quasi-décennie de son ultime manière.

L’entre chiens et loups du Moderato dont Ibragimova et Jurowski resserrent les dialogues, la danse klezmer où le violon se prend pour une clarinette sonnant comme un hommage de Chostakovitch à son alter ego, Mieczyslaw Weinberg. L’œuvre pour moderniste qu’elle soit est pénétrée par la musique juive, son ton de quasi requiem, ses mouvements Moderato ou Adagio qui déploient des déplorations en font un requiem sans parole dont la cruauté est ici exposée comme jamais David Oistrakh n’osa le faire.

Grand disque qui renouvelle l’écoute de ces deux œuvres si souvent enregistrées.

LE DISQUE DU JOUR

Dmitri Chostakovitch
(1906-1975)
Concerto pour violon et orchestre No. 1 en la mineur, Op. 77
Concerto pour violon et orchestre No. 2 en ut dièse mineur, Op. 129

Alina Ibragimova, violon
Orchestre Symphonique de l’Académie d’État de Russie « Evegeny Svetlanov »
Vladimir Jurowski, direction

Un album du label Hypérion CDA68313
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Photo à la une : la violoniste Alina Ibragimova – Photo : © DR