Tropisme russe

Il ne faut pas craindre l’ombre de Mstival Rostropovitch pour se lancer dans tout un disque Prokofiev. Bruno Philippe a du y songer, mais la Sinfonia Concertante a en quelque sorte échappé à son destinataire, János Starker se l’est attribuée très tôt, la jeune génération l’a faite sienne (et tout récemment encore avec une autorité assez incroyable Daniel Müller-Schott), il fallait bien que Bruno Philippe, si versé dans la musique russe du XXe siècle – ce qui est plutôt une rareté chez les violoncellistes français – la tente.

Le poids de l’archet n’est pas celui de Rostropovitch, Bruno Philippe n’abrase pas les cordes, il envole le texte, lyrique, ardent, précis, comme jadis János Starker, et d’ailleurs dans les mêmes couleurs claires où la débauche mélodique de Prokofiev rayonne, d’autant plus que les paysages d’automne brossés par Christoph Eschenbach et ses musiciens de Francfort inclinent eux aussi à la veine lyrique. Quelle folie prend le jeune homme dans l’Allegro giusto, mené grand train, avec une fantaisie qui surclasse le simple effet motoriste, et encore une fois cela chante très vif-argent. Le Finale est anthologique, réunissant et le cantabile immense de l’Andante et la furia de l’Allegretto dont les batteries implosent avec une précision diabolique.

La grande Sonate méditative de 1949, avec ses mélodies de ballet qu’on croirait sorties de Roméo et Juliette est bien moins courue, partition piège dont le classicisme, les écritures subtiles, les changements soudains d’atmosphères vont comme un gant à l’archet souple du jeune homme. Il y met une élégance dans les nuances dolce, dans l’éloquence tendre des phrasés, une fantaisie un peu nostalgique qui trouve un miroir clair dans le piano de Tanguy de Williencourt qui cherche lui aussi à ouvrir l’horizon à force de couleurs, de nuances, mettant ici un éclairage très différent de celui volontairement froid qu’y imposa Sviatoslav Richter.

Pour la grande Sonate de Rachmaninov, une vraie symphonie pour violoncelle et piano, Bruno Philippe évite toute emphase, là encore les couleurs moirées de son sublime Carlo Tononi servent à profusion les longues phrases lyriques, l’écriture vocale, le discours continuel, quasiment infini que Rachmaninov aura tenté : l’œuvre est absolument unique, par sa tonalité si singulière, par son ampleur, elle demande un jeu appassionato, celui-là même que Zara Nelsova y forçait quasiment, mais Bruno Philippe préfère le contenir dans l’armature orchestrale du piano de Jérôme Ducros : cette éloquence sans maniérisme est du grand art qui va aussi bien aux miniatures de l’Op. 2, délicieuses pièces de fantaisie (écoutez comment le jeune homme distille la Danse orientale). Quelle belle idée d’avoir glissé entre l’Opus 2 et la Sonate le Prélude en ut dièse mineur que Jérôme Ducros joue comme du Bach avec une pointe de génie.

Ensemble, ils trouvent le bon tempo, pas trop lent, pour que la grande phrase du violoncelle se déploie sans ployer, et surtout le ton juste, dans la Première Sonate de Nikolaï Miaskovski qui ouvre l’album, partition peu courue au disque, où le violoncelle chante éperdument, œuvre sombre, belle comme une fin d’automne, qui attendait ses interprètes : elle les a trouvés.

LE DISQUE DU JOUR

Sergei Prokofiev (1891-1953)
Sinfonia concertante pour violoncelle et orchestre en mi mineur, Op. 125
Sonate pour violoncelle et piano en ut majeur, Op. 119

Bruno Philippe, violoncelle
Tanguy de Williencourt, piano
Frankfurt Radio Symphony
Christoph Eschenbach, direction
Un album du label harmonia mundi HMM902608
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Nikolaï Miaskovski
(1881-1950)
Sonate pour violoncelle et piano No. 1 en ré majeur, Op. 12
Sergei Rachmaninov
(1873-1943)
2 Pièces, Op. 2
Sonate pour violoncelle et piano en sol mineur, Op. 19
Prélude en ut dièse mineur, Op. 3 No. 2

Bruno Philippe, violoncelle
Jérôme Ducros, piano
Un album du label harmonia mundi HMM902340
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Photo à la une : le pianiste Tanguy de Williencourt et la violoncelliste Bruno Philippe – Photo : © DR