Idéal russe

On ne naît pas petit-fils de Tatiana Nikolayeva impunément : le piano d’Arseny Tarasevich-Nikolaev, qui vient de se faire recaler au Concours Tchaïkovski, victime de son choix d’un programme trop russe, est empli des timbres et de la poésie de ceux de sa babouchka : il suffit d’entendre l’imagination merveilleusement mélancolique, la délicatesse irisée des pianissimos qu’il met à l’Andantino des Moments musicaux de Rachmaninov pour s’émerveiller devant cette filiation heureuse.

Le cycle de Rachmaninov, ses ombres lumineuses, ses teintes nocturnes donnent le ton d’un disque magique, qui emporte loin dans l’âme russe. Jolie idée, placer en postlude deux fragments des Mélodies oubliées de l’ami Medtner : mieux qu’une concordance, un écho spirituel mais aussi l’affirmation d’un style réflexif, qui déteste toute idée de brio, et traque dans un clavier immatériel les non-dits, les repentirs.

Comme ce piano sait être sensuel, lorsque les ombres de dissipent. C’est une ondine languide qui ondoie dans le premier des deux Poèmes Op. 32 de Scriabine, tenant son mouvement dans des nuances pianissimos où les couleurs se raffinent à l’extrême.

L’autre grand cycle de l’album est périlleux entre tous : les Visions fugitives sont ce que Prokofiev aura écrit de plus raffiné et peut-être de plus russe : l’esprit des contes s’y marie avec une mise à distance ironique, le jeune homme les joue avec des élégances de dandy et aussi un sens de l’énigme qui tient en haleine. A-t-on noté que ce disque aime à flirter avec l’idée de silence ?

Quatre bis referment l’album, dont deux Etudes de Tatiana, la première belle comme du Satie, la seconde debussyste, puis à la toute fin, un sourire, la délicieuse Polka de V.R. de Rachmaninov comme vous ne l’avez jamais entendue, d’un chic fou, pas de danse improvisée d’un noctambule juste ivre comme il faut et qui file dans la nuit.

Ce jeune homme est un prince et un poète.

LE DISQUE DU JOUR

Reflections

Sergei Rachmaninov
(1873-1943)
6 Moment musicaux, Op. 16
Polka de V.R.
Nikolai Medtner (1881-1951)
Mélodies oubliées, Livre I,
Op. 38 (VI. Canzona serenata, III. Danza festiva)

Alexandre Scriabine (1872-1915)
2 Poèmes, Op. 32
Sergei Prokofiev (1891-1953)
Visions fugitives, Op. 22
Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893)
Berceuse, Op. 16 No. 1 (arr. Rachmaninov)
Tatiana Nikolayeva (1924-1993)
24 Études de concert, Op. 13 (XVIII. Andante sostenuto, XV. Agitato)

Arseny Tarasevich-Nikolaev, piano

Un album du label Decca 4833922
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Photo à la une : le pianiste Arseny Tarasevich-Nikolaev – Photo : © DR