Arturo Benedetti Michelangeli sut se faire discret au disque. Une poignée de microsillons pour His Master’s Voice pour le temps de (relative) jeunesse, une autre pour la Deutsche Grammophon la maturité atteinte, legs au fond mince qu’auront éclairés jusqu’à les oblitérer la publication de quantité de live que le pianiste lui-même ne tenait pas pour quantité négligeable.
Paradoxe, si exigeant avec lui-même, Arturo Benedetti Michelangeli aurait dû trouver dans le havre du studio son idéal : pianos choisis qu’une certaine coquetterie le poussait à (dé)régler en ultime instance, température ad hoc, sérénité d’un lieu qui lui épargnait tout stress, Cord Garben y veillant.
Pourtant les concertos seront enregistrés en public, et en effet si prêts, si parfaitement polis, que du moins pour trois des quatre opus de Mozart le naturel ne les étouffe pas. Le pianiste italien savait manquer de simplicité avec talent, les Concertos en ré majeur, en si bémol majeur et en ré mineur, très interprétés, surprennent plus d’une fois, l’art d’étonner y trouvant ses limites ; mais le 25e le montre soudain revenu au naturel, chantant large d’un toucher solaire malgré la verrue de la pauvre cadence de Camillo Togni.
Autrement chez lui chez Beethoven son Empereur est formidable d’élan, d’ampleur, même si à Vienne et dans le geste mesuré de Giulini il n’atteint pas aux éruptions volcaniques du concert parisien avec Sergiu Celibidache, les 1er et 3e (captés par la Télévision autrichienne) sont altiers au possible et révèlent la profondeur d’une sonorité que le studio massacra parfois : l’album Schumann s’écoute avec peine, Carnaval au forceps où les micros si proches donnent la sensation que le pianiste tape.
Pourtant un piano peut tout changer. Pour le couplage des Ballades de Brahms et de la trop rarement enregistrée grande Sonate en la mineur de Schubert, au sujet de laquelle Cord Garben dans son beau texte adjoint d’inutiles bémols, couplage que le présent coffret désunit à tort alors que le pianiste l’avait conçu comme une œuvre d’art en soi, l’éditeur indique pudiquement « le piano joué ici est un instrument datant de plus de soixante ans », manière de prévenir d’une sonorité qu’on aurait crût inhabituelle au pianiste italien ?
Ce probable grand Steinway des années 1920, avec ses couleurs sombres, ses basse profondes, son medium chantant est en tout cas parfaitement accordé à la nuance automnale qui enveloppe ces sessions hambourgeoises de février 1981. L’un des plus beaux témoignages de l’art du pianiste italien, au contraire de ses quelques Mazurkas de Chopin hésitant entre le carré et l’ellipse, mais écoutez la Ballade en sol mineur, le Scherzo en si bémol mineur, cette perfection…
La synthèse de son style se sédimentera dans les trois albums Debussy, parfois des abstractions de son, d’un modernisme qui ne craint pas d’être frigide – sous étiquette jaune l’opposé des visions solaires de Dino Ciani, de l’érotisme faunesque de Sviatoslav Richter. Tant de froide magie, de pyrotechnies minimalistes, de perfection jusque dans les énigmes auront été conquises de haute lutte, quelques Images éparses captées aux Buttes-Chaumont montrent une régression certaine par rapport à l’album princeps du début des années 1970 où figurait en plus des deux cahiers d’Images un Children’s Corner qui déridait le pianiste, cela s’entend. Les deux Livres de Préludes, enregistrés à dix ans de distance montrent les vertiges de ce voyage, de l’illustration à la quintessence, qui hélas n’ira pas jusqu’aux Études.
Deux perles disparates : la Quatrième Sonate de Beethoven, où Arturo Benedetti Michelangeli tient sous ses dix doigts tout un orchestre (on pense à l’Eroica !), et ce Concerto de Schumann émouvant à force de pudeur, si justement accompagné par l’Orchestre de Paris et Daniel Barenboim, concert évidemment. L’éditeur ajoute le récital Decca enregistré à Rome en 1964, les presque-riens de Galuppi face au génie Scarlatti, que précède un Opus 111 si plein d’espressivo, de modelé – littéralement un autre Benedetti Michelangeli.
LE DISQUE DU JOUR
Arturo Benedetti Michelangeli
Complete Recordings on Deutsche Grammophon
CD 1 (Concert à la Musikhalle, Hambourg, 1990)
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Concerto pour piano et orchestre No. 13 en ut majeur, K. 415
Concerto pour piano et orchestre No. 15 en si bémol majeur, K. 450
NDR Elbphilharmonie Orchester – Cord Garben, direction
CD 2 (Concert à Die Glocke, Brême, 1989)
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Concerto pour piano et orchestre No. 20 en ré mineur, K. 466
Concerto pour piano et orchestre No. 25 en ut majeur, K. 503
NDR Elbphilharmonie Orchester – Cord Garben, direction
CD 3 (Concert au Musikverein, Vienne, 1979)
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Concerto pour piano et orchestre No. 1 en ut majeur, Op. 15
Concerto pour piano et orchestre No. 3 en ut mineur, Op. 37
Wiener Symphoniker – Carlo Maria Giulini, direction
CD 4
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Concerto pour piano et orchestre No. 5 en mi bémol majeur, Op. 73 « L’Empereur »
Wiener Symphoniker – Carlo Maria Giulini, direction (Concert au Musikverein, Vienne)
Sonate pour piano No. 4 en mi bémol majeur, Op. 7
CD 5
Franz Schubert (1797-1828)
Sonate pour piano No. 4 en la mineur, D. 537
Frédéric Chopin (1810-1849)
Mazurka No. 45 en sol mineur, Op. 67 No. 2
Mazurka No. 34 en ut majeur, Op. 56 No. 2
Mazurka No. 47 en la mineur Op. 67 No. 4
Mazurka No. 49 en la mineur, Op. 68 No. 2
Mazurka No. 48 en ut majeur, Op. 68 No. 1
Mazurka No. 22 en sol dièse mineur, Op. 33 No. 1
Mazurka No. 20 en ré bémol majeur, Op. 30 No. 3
Mazurka No. 19 en si mineur, Op. 30 No. 2
Mazurka No. 25 en si mineur, Op. 33 No. 4
Mazurka No. 51 en fa mineur, Op. 68 No. 4
Prélude en ut dièse mineur, Op. 45
Ballade No. 1 en sol mineur, Op. 23
Scherzo No. 2 en si bémol mineur, Op. 31
CD 6
Robert Schumann (1810-1856)
Carnaval, Op. 9
Faschingsschwank aus Wien, Op. 26
Johannes Brahms (1833-1897)
4 Ballades, Op. 10
CD 7
Claude Debussy (1862-1918)
Préludes, Livre I, L. 117, CD 125
Children’s Corner, L. 113, CD 119
CD 8
Claude Debussy (1862-1918)
Préludes, Livre II, L. 123, CD 131
Images, Livre I, L. 110, CD 105
Images, Livre II, L. 111, CD 120
CD 9
Robert Schumann (1810-1856)
Concerto pour piano et orchestre en la mineur, Op. 54
Images, Livre I, L. 110, CD 105 (2 extraits : I. Reflets dans l’eau ; II. Hommage à Rameau)
Images, Livre II, L. 111, CD 120 (2 extraits : I. Cloches à travers les feuilles ; III. Poissons d’or)
CD 10
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour piano No. 32 en ut mineur, Op. 111
Baldassare Galuppi (1706-1785)
Sonate pour clavier No. 5 en ut majeur
Domenico Scarlatti (1685-1757)
Sonate pour clavier en ut mineur, K. 11
Sonate pour clavier en ut majeur, K. 159
Sonate pour clavier en la majeur, K. 322
Arturo Benedetti Michelangeli, piano
Un coffret de 10 CD du label Deutsche Grammophon 4796277, assorti d’un livret à l’iconographie choisie et d’un texte éclairant de Cord Garben
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Photo à la une : le pianiste Arturo Benedetti Michelangeli – Photo : © DR