Altitude

Jeune homme débarqué à Paris de sa Naples natale où Francesco Cilea avait surveillé la naissance de son art avant de lui confier la classe de piano du Conservatoire municipal, Aldo Ciccolini n’hésita pas : il se présenta au Concours Long-Thibaud qu’il remporta, ex-aequo avec Ventsislav Yankoff. Paris deviendra son havre, Marguerite Long le prenant dans ses filets. On rappelle qu’elle lui aurait donné les clefs de Fauré (dont il ne fit pas grand-chose), de Ravel (dont il fit à peine plus) et de Debussy – du moins l’auteur des Préludes lui inspirera sur le tard une intégrale particulièrement sonore qui ne retrouvera pas la magie de son premier LP, Suite bergamasque emplie de paysages, Pour le piano éblouissant.

Aldo Ciccolini se dévoua en effet à la musique française, mais il y mit avec constance des parenthèses, à commencer par sa dévotion à Erik Satie, qu’il dépoussiéra quitte à en retrancher l’humour et même l’étrange : sa deuxième intégrale sonne encore plus drastique que la première.

Ses Concertos de Ravel sont beaux comme l’antique mais n’émeuvent guère, alors que ceux de Saint-Saëns, splendidement accompagnés par Serge Baudo, gagnent à ce piano si tenu, à cet art hautain qui donnera un relief inespéré au Concerto de Castillon et ôtera le moindre gramme de sucre des opus de Massenet, merveille peu courue de sa discographie française dont les sommets restent deux opposés : l’album Franck, si sévère, la fantaisie irrésistible, en grand son, de son disque Chabrier, qui ne doivent pas faire oublier un autre trésor guettant dans la marge : son intégrale Séverac, commencée par un couplage En Languedoc / En vacances devenu iconique, complété ensuite : Cerdaña est l’un des trésors d’une discographie qui s’attarda volontiers de l’autre côté des Pyrénées. Ses Falla fulgurants, les Noches mais surtout ses danses du Tricorne et de l’Amor brujo, ses Goyescas quasi littéraires, déployant leurs théories de raffinements, ne laissaient pas croire qu’il prendrait une pointe aussi sèche pour une Iberia tournant le dos aux opulences d’Alicia de Larrocha ; comme le disait Marcel Marnat : « L’Iberia de Ciccolini c’est celle que Querol aurait enregistrée s’il avait eu ses moyens » !

Mais au fond l’art du Napolitain était encore ailleurs, et certainement chez Liszt, son pain quotidien alors même qu’il était sous la contraignante férule de Paolo Danza qui avait appris son Liszt de Busoni. Au sein même de La Voix de son maître son piano sévère faisait face aux feux d’artifices de celui de György Cziffra, il se gardera des Concertos, des Etudes d’exécution transcendante ou des Rhapsodies, mais comparer leurs albums de paraphrases d’opéra sera réjouissant, et plonger dans la seconde mouture de ses Années de Pèlerinage assez vertigineux.

Tout le grand répertoire s’éclaire dans sa vaste sonorité limpide, même les opus tardifs de Brahms, les Scènes de la forêt de Schumann, les Impromptus et la dernière Sonate de Schubert, les Valses de Chopin, impeccables, et chez les Classiques une brassée de Sonates de Mozart vivement enlevées, des Scarlatti assez prodigieux auront donné le change alors même que déjà Ciccolini rêvait de graver les Sonates de Beethoven malgré les gravures d’Yves Nat et d’Éric Heidsieck présentes au catalogue de son éditeur.

Elles viendront plus tard, pour Cascavelle, les Nocturnes de Chopin aussi, le piano de Janáček, albums majeurs de son automne, quel regret de ne pas les trouver ici, quitte à faire mentir le titre de cette belle boîte où vous irez pêcher quelques perles : ses disques d’accompagnateurs pour les gosiers de Janine Micheau (Debussy) et de Jean-Christophe Benoît (Ravel, il est aussi dans de fabuleux Mallarmé, qu’on donne si rarement aux barytons), un magnifique récital français de Nicolai Gedda (les Poulenc, Hôtel !), et rappelant quel passionné d’art lyrique il fut, le disque Grieg (la Sonate !), la Petite Suite de Borodine, l’album Rossini.

L’éditeur ajoute des concerts de Nohant – cette Troisième Sonate de Schumann où soudain la plénitude de son clavier paraît, que le studio avait tendance à durcir -, un disque d’inédits (ah, ce Bailecito de Guastavino !), les deux Concertos de Salieri gravés pour Cetra, surtout l’écho d’un concert tardif (2008) à Thessalonique avec l’orchestre local : écoutez le Final du Troisième Concerto de Beethoven, le Largo du Quatrième, moments fragiles qui avivent la tristesse de cet Empereur que jeune homme il aurait pu graver alors qu’EMI lui demandait le Premier Concerto de Tchaïkovski, le Deuxième de Rachamaninoff, remarquables d’ailleurs, mais l’un et l’autre anecdotiques pour un art si altier.

LE DISQUE DU JOUR

Aldo Ciccolini, piano
The Complete Erato Recordings

Œuvres de Wolgang Amadeus Mozart, Domenico Scarlatti, Piotr Ilitch Tchaikovski, César Franck, Vincent d’Indy, Sergei Prokofiev, Sergei Rachmaninoff, Erik Satie, Ludwig van Beethoven, Johannes Brahms, Maurice Ravel, Camille Saint-Saëns, Antonio Salieri, Franz Schubert, Robert Schumann, Isaac Albéniz, Johann Sebastian Bach, Claude Debussy, Alexis de Castillon, Franz Liszt, Déodat de Séverac, Jules Massenet, Emmanuel Chabrier, Gioacchino Rossini, Frédéric Chopin, Francis Poulenc, etc.

Un coffret de 60 CD du label Erato 5021732612069
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Photo à la une : le pianiste Aldo Ciccolini – Photo : © Warner Classics