L’autre Monde

Boston et le répertoire russe, c’est un alliage ancien, fondé par Serge Koussevitzky, poursuivi en partie par Charles Munch, Tchaikovski, Rimski-Korsakov, Borodine, Prokofiev, mais Chostakovitch ?

Très peu, même à l’ère Koussevitzky, pourtant Andris Nelsons aura voulu en graver une vaste somme avec sa phalange états-unienne, choix qui aura pu sembler étrange, la sonorité même des Bostoniens, opulente, ronde, leur palette chatoyante pimentée de vents formés historiquement par les souffleurs français, tout cela était littéralement à l’opposé de l’univers Chostakovitch. Certains opus le prouvent hélas, comme cette Huitième Symphonie sans vitriol, cette Septième sans carnage (il ne faut pas avoir les souvenirs des versions Kondrachine ou Svetlanov en mémoire…), ce sera la limite, et l’aveu d’un regard différent qui demande nombre d’écoutes.

Andris Nelsons débarrasse les œuvres de leur contexte, et même parfois de leur sous-texte, il fait entrer un peu au forceps son Chostakovitch dans le semi-tombeau des classiques du XXe siècle.

Si la tension est abandonnée, et quasi les ombres, le pur matériau orchestral est fascinant dès la Première Symphonie, les symphonies brèves – 2, 6, 9 – sont assez fabuleuses par la clarté du dessin, l’élan. Les symphonies épiques tirent parfois à la ligne (7 et 8), mais ni la 11e, étonnante à force d’atmosphères raréfiées, ni la 12e. Les 5 et 10, probablement les plus pratiquées par l’orchestre, sont remarquables de précision et d’intensité, mais sans réel mordant, ce qui manquera à tout le cycle hélas.

La 14e laisse les chanteurs comme en retrait, alors que Matthias Goerne est sidérant au long de Baby Yar, toute grande version aussi pour le chœur. Les méandres de la 15e fascinent, Andris Nelsons la dirigeant comme une partition iconoclaste. Le disque des Suites de musiques de scène est parfait, et plus encore la transposition du Quatuor, Op. 110 selon Rudolf Barshai qui montre la plénitude des cordes de Boston.

Les Concertos se sont ajoutés. Magnifique Yo-Yo Ma, qui saisit tout l’esprit aventureux du Premier et donne une dimension lyrique au Second. Côté violon, Baiba Skride manquera de raptus, de violence, trouvant finalement mieux le langage âpre du Second que les déploiements lyriques du Premier comme ses fureurs sarcastiques. Yuja Wang est évidemment épatante dans le Premier face à la trompette un peu trop parfaite de Thomas Rolf, mais aussi un rien attendue, et avant tout virtuose, ce qui ne suffit pas pour le plus complexe Second.

Et Lady Macbeth ? Kristīne Opolais y est à la limite de sa voix, Chostakovitch ayant pensé sa Katerina pour des formats plus amples. Sergei manque de métal ; évidemment le Boris de Günther Groissböck est le clou de cette version qu’on sent un brin trop donnée en concert, fermoir d’une somme inégale mais à sa façon historique, prouvant que le visage de l’œuvre de Chostakovitch est en train de changer.

LE DISQUE DU JOUR

Dmitri Chostakovitch (1906-1975)

Symphonie No. 1 en fa mineur, Op. 10
Symphonie No. 2 en si majeur, Op. 14 « Octobre »
Chœur du Festival de Tanglewood
Symphonie No. 3 en mi bemol majeur, Op. 20 « Premier Mai »
Chœur du Festival de Tanglewood
Symphonie No. 4 en ut mineur, Op. 43
Symphonie No. 5 en ré mineur, Op. 47
Symphonie No. 6 en si mineur, Op. 54
Symphonie No. 7 en ut majeur, Op. 60 « Leningrad »
Symphonie No. 8 en ut mineur, Op. 65
Symphonie No. 9 en mi bémol majeur, Op. 70
Symphonie No. 10 en mi mineur, Op. 93
Symphonie No. 11 en sol mineur, Op. 103 « L’année 1905 »
Symphonie No. 12 en ré mineur, Op. 112 « L’année 1917 »
Symphonie No. 13 en si bémol mineur, Op. 113 « Babi Yar »
Matthias Goerne, baryton – New England Conservatory Symphonic ChorusChœur du Festival de Tanglewood
Symphonie No. 14 en sol mineur, Op. 135
Kristīne Opolais, soprano – Alexander Tsymbalyuk, basse
Symphonie No. 15 en la majeur, Op. 141
Lady Macbeth of Mtsensk District, Op. 29 (extrait : Passacaglia – Interlude de l’Acte II)
Hamlet – Suite, Op. 32a (7 extraits)
King Lear – Suite, Op. 58a (extraits).
Ouverture festive, Op. 96
Symphonie de chambre en ut mineur, Op. 110a (version pour orchestre à cordes : Barshai)

Concerto pour piano [No. 1], trompette et cordes en ut mineur, Op. 35*
Concerto pour piano et orchestre No. 2 en fa majeur, Op. 102
Yuja Wang, piano – *Thomas Rolfs, trompette

Concerto pour violon et orchestre No. 1 en la mineur, Op. 77(99)
Concerto pour violon et orchestre No. 2 en ut dièse mineur, Op. 129
Baiba Skride, violon

Concerto pour violoncelle et orchestre No. 1 en mi bémol majeur, Op. 107
Concerto pour violoncelle et orchestre No. 2 en sol majeur, Op. 126
Yo-Yo Ma, violoncelle

Lady Macbeth du district de Mtsensk, Op. 29
Kristīne Opolais, soprano – Alexander Tsymbalyuk, basse – Peter Hoare, ténor – Günther Groissböck, baryton – Brenden GunnnelChœur du Festival de Tanglewood

Boston Symphony Orchestra
Andris Nelsons, direction

Un coffret de 19 CD du label Deutsche Grammphon 4866649
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Photo à la une : le chef d’orchestre Andris Nelsons –
Photo : © Robert Torres