Schubert lui avait porté chance, et Winterreise spécifiquement, chanté alors même que les bombes pleuvaient sur Berlin. La guerre passée Dietrich Fischer-Dieskau recommencera son Winterreise, récit de la désillusion face à l’ultime épreuve, pour le RIAS.
Walter Legge, lui signant son contrat pour His Master’s Voice le fit un peu attendre avant d’y revenir : d’abord un sublime Schumann (Heine et Liederkreis) avec la parfaite Hertha Klust, puis trois pleins microsillons Beethoven, illustrant la volonté déjà présente de l’intégrale plutôt que de l’anthologie, Gerald Moore veillant au grain, et soignant dans des accompagnements dorés à l’or fin cette voix que Ferenc Fricsay avait trouvée idéale pour Verdi : le mot était allemand, la ligne italienne.
Die schöne Müllerin le fit renouer avec Schubert, autre récit de désillusion, prélude à un vaste voyage Schubert où plus d’une fois le diseur qu’il va devenir n’est que chant. Gerald Moore y veille encore, de son piano irrésolument somptueux jusque dans la discrétion. Suivra une vaste anthologie, et Winterreise, surveillé, tenu, implacable aussi par le drive discret mais intangible de Moore qu’on retrouvera à l’identique dans le remake de 1962, une pincée de surlignage en plus côté baryton.
La stéréo venue saisira tout le velours de cette voix dont l’ardeur juvénile transfigure un ensemble Brahms alors sans équivalent (et qui au fond l’est demeuré même par lui-même). Chez l’Ecclésiaste il commence à tonner là où Hans Hotter priait, son chant serait moderne contre lui-même, qui dans ses premiers mots avait encore le souvenir de Schlusnus. Ecrire que son retour à Brahms avec le piano plus orchestral de Daniel Barenboim n’atteint pas au même degré d’évidence serait-il mentir ?
Avant cela, dans les années soixante, Dietrich Fischer-Dieskau était trop occupé à s’inventer pour déjà s’embarrasser de ses futures idiosyncrasies, comme le prouve une anthologie Richard Strauss demeurée irrésistible, virtuose et sensible, ne tombant jamais dans les pièges d’intonation dont par charité le compositeur prévenait Alfred Poell. Cette voix si bien placée, qui sait se faire des aigus allégés dans le corps même de l’instrument s’avère fabuleuse ici, comme chez Wolf, à l’égal de Strauss un musicien des mots qui trouve dans l’intellect du baryton des raffinements d’inflexions inouïes : les Goethe avec Moore sont demeurés justement impérissables.
Schumann est un peu le sacrifié, sinon pour les Eichendorff avec Moore, les gravures plus tardives avec Hartmut Höll ne retrouvant pas l’élan du chant, les mots commençant à s’interposer, préludes au retour de l’intégraliste allant fouiller les marges, Seconde École de Vienne, Hanns Eisler, de fabuleux Michelangelo autant sous la plume de Chostakovitch que de Reimann, et ce Notturno de Schoeck, compositeur qu’il chérira en son automne sous d’autres labels, de Deutsche Grammophon à Claves, même Schwarz-Schilling, Reutter, Fortner, ces queues de comètes.
À part Mahler, toujours l’occasion d’enregistrements géniaux, des Fahrenden Gesellen pour Furtwängler (qui l’aima d’abord en Christ des Passions), des Kindertotenlieder pour Kempe au Knaben Wunderhorn pour Szell avec Schwarzkopf, disqualifiés par les idiots pour cause de lieder mis en duo, en passant par les prophéties du Lied von der Erde où il invite le fantôme du Wanderer du Winterreise dans les paysages irréels que lui tisse Paul Kletzki. Même les lieder avec le piano de Daniel Barenboim n’échapperont pas à son génie. Et il ne faut pas négliger dans le legs plus tardif les Mendelssohn qui contiennent leur lot de diamants.
Des perles égarées une fois la boîte versée ? Deux disques Pfitzner, avec l’orchestre de Sawallisch pour les grandes ballades (Herr Oluf !), mais surtout avec Karl Engel en 1969 pour tout un disque Eichendorff dont Pfitzner fut le second musicien après Schumann, album majeur devenu rare comme la réponse que lui adressa à distance Wolfgang Anheisser. Toujours avec Karl Engel le récital Brahms de 1957 (Waldeinsamkeit !), les Busoni à Salzbourg (qui nous rendra ceux avec orchestre, un concert avec Mehta existe…) et tout le concert pour Gerald Moore avec ses deux sopranos favorites : Elisabeth Schwarzkopf et Victoria de los Ángeles. Réédition parfaite accompagnée d’un beau texte de Sylvain Fort.
LE DISQUE DU JOUR
Dietrich Fischer-Dieskau
Lieder & Songs on Warner, HMV, Electrola, Teldec & Erato Recordings
Œuvres de Joseph Haydn, Wolfgang Amadeus Mozart, Ludwig van Beethoven, Carl Loewe, Franz Schubert, Felix Mendelssohn Bartholdy, Robert Schumann, Peter Cornelius, Johannes Brahms, Edvard Grieg, Gustav Mahler, Mark Lothar, Gabriel Fauré, Hugo Wolf, Richard Strauss, Hans Pfitzner, Arnold Schönberg, Alban Berg, Othmar Schoeck, Siegfried Matthus, Hanns Eisler, Dmitri Chostakovitch, Aribert Reimann, etc.
Un coffret de 79 CD du label Warner Classics 5021732475459
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Photo à la une : le baryton Dietrich Fischer-Dieskau – Photo : © DR