Vingt-quatre études

Arrivé juste à temps pour le centenaire, ce disque des Etudes parachève l’intégrale du piano de Debussy selon Michael Korstick. Grand clavier, touché fauviste aux couleurs pleines d’un automne éclatant, texte éclairé comme sous le ciseau d’un sculpteur, tout ici respire le chef-d’œuvre.

Debussy y radicalise sa grammaire, Michael Korstick, tout en jouant parfois ces Etudes dans leur premier degré d’exercice, fait flamboyer le manifeste moderniste qu’elles incarnent. Le secret de ce double sens paraît lorsque que ce piano est le moins expansif : l’Etude pour les sixtes, sorte de Canope hiératique, vous transporte sous d’autres latitudes, l’obsessif battement de Pour les sonorités opposées n’aura jamais exposé à ce point son complexe labyrinthe où les sonneries d’un clairon fantôme résonnent, échos du carnage. Inutile de le souligner, les Etudes les plus extraverties sont emmenées dans un geste éclatant, et même la redoutable Pour les accords éclate, virtuose, inextinguible toccata.

Logiquement, la solaire Etude retrouvée avec son faune qui rit dans le vent, s’ajoute au cahier, mais aussi le triptyque que forment Masques, D’un cahier d’esquisses et L’isle joyeuse, poèmes de palette brossée d’un pinceau ardent. Coda avec, réunis en diptyque, l’envoûtant Nocturne et aérienne, persiffleuse, la Tarentelle styrienne, histoire de conclure l’intégrale en lumière. Maintenant, il faudrait que Michael Korstick se trouve un comparse pour En blanc et noir et Lindaraja, mais aussi qu’il songe sérieusement à graver tout le piano d’Emmanuel Chabrier et celui de Maurice Ravel.

C’est un tout autre monde que nous révèle Elodie Vignon, entrant si jeune dans les deux cahiers des Etudes. Lignes claires, piano miroir, toucher fuligineux qui suggère, non plus ce Debussy tourné vers l’avenir, mais comme les ultimes repentirs d’un art qui semble revenir en lui-même, fuyant les horreurs du temps. Tout ce qui se concentre de poésie, toute une certaine tristesse d’un monde qui finit émane de ce clavier subtilement composé, pas si loin de celui qu’y déployait Marie Vermeulin ou que pourrait en tirer aujourd’hui Julien Libeer, clair, si clair que même les ombres sont en lumière.

Lecture univoque et pourtant mystérieuse, qui n’achoppe que sur l’impossible Pour les accords, pris prudemment, mais porté à son crescendo avec science. Le disque se complète avec les fantaisies poétiques déduites par Lucien Noullez des douze Etudes, dites avec tendresse et précision par Clara Inglese, paraphrases subtiles, élégantes, comme les musiques qui les ont inspirées.

LE DISQUE DU JOUR

Claude Debussy (1862-1918)
L’Œuvre pour piano, Vol. 5

12 Études, L. 136, Livres I & II
Étude retrouvée
Masques, L. 105
D’un cahier d’esquisses, L. 99
L’Isle joyeuse, L. 106
Nocturne, L. 82
Danse, L. 69 « Tarantelle styrienne »

Michael Korstick, piano

Un album du label SWR Music SWR19044CD
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Claude Debussy (1862-1918)
12 Études, L. 136, Livres I & II

Elodie Vignon, piano

Un album du label Cyprès CYP1678
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Photo à la une : Nicholas Roerich, Mohammed the Prophet (1925) – Photo : © DR

Gulli ou l’ardeur

12 mai 1958, Franco Gulli enregistre pour le Club Français du Disque le Concerto de Beethoven, son archet arde, le style est parfait mais surtout comme cela chante !, jusque dans des aigus de colorature, admirablement éclairés de l’intérieur. Quel violoniste !

On l’aura trop oublié, la faute à un héritage discographique dispersé sur plusieurs labels dont beaucoup ont sombré corps et bien : ainsi, les bandes de ses deux intégrales des Sonates de Beethoven avec son épouse Enrica Cavallo dorment quelque part, laissant les éditeurs d’aujourd’hui avec les seuls microsillons pour sources. C’est le cas de cet album Urania, aux reports pourtant soignés, et qui tire de la seconde intégrale (celle pour Angelicum, une première pour le Club Français du Disque avait précédé de peu) une Kreutzer et une Printemps qui visent à un classicisme apollinien, la signature de son art la maturité atteinte, et qui se prolongera jusqu’à la parfaite intégrale des Concertos de Mozart qu’il gravera en 1989 pour Claves à l’invitation de Marguerite Dütchler.

Le Grand Duo de Schubert, capté en concert à Lugano le 9 juillet 1959, montre un archet moins lisse, qui chante avec des timbres de quasi mezzo, et dans l’acoustique de la salle de concert, l’ampleur de sa sonorité rayonne, captivante. Mais le style, en plus de cette ardeur si noble du jeu, lui est vraiment tout et s’illustre dans le Concerto de Mendelssohn enregistré chez lui à Venise, avec l’Orchestre de la Fenice à nouveau par les micros du Club Français du Disque.

Double album précieux qui documente un art majeur, mais Franco Gulli mériterait bien un fort coffret regroupant tout son legs : quel éditeur saura nous le proposer ?

LE DISQUE DU JOUR

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Concerto pour violon et orchestre en ré majeur, Op. 61
Sonate pour violon et piano No. 9 en la majeur, Op. 47 « Kreutzer »
Sonate pour violon et piano No. 5 en la majeur, Op. 24 « Printemps »
Franz Schubert (1797-1828)
Sonate pour violon et piano en la majeur, Op. 162, D. 574 « Grand Duo »*
Felix Mendelssohn-Bartholdy (1810-1849)
Concerto pour violon et orchestre No. 2 en mi mineur, Op. 64

Franco Gulli, violon
Enrica Cavallo, piano
Orchestre de l’Association des Concerts Lamoureux (Beethoven)
Rudolf Albert, direction (Beethoven)
Orchestre du Théâtre de la Fenice de Venise (Mendelssohn)
Ettore Gracis, direction (Mendelssohn)

Un album de 2 CD du label Urania WS121365
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Photo à la une : © DR

L’autre Melnikov

Alexei, pas Alexander. 28 ans, Moscovite, élève de Dorensky et de Lugansky, technique impeccable, mais bien plus que cela : son Appassionata, commencée sotto voce, déploie vite tout un théâtre où le clavier sonne vif argent et éloquent comme celui du Richter des grandes années, et pensé, tenu, dans chaque phrase tout au long de la sonate avec un art qui sait exactement comment incarner le texte de Beethoven.

Pour une claque, c’en est une, je m’en étais douté, Acousence choisissant ses pianistes avec une pointe de génie. Alexei Melnikov est une sacrée recrue, comme le prouve sa Sonate de Liszt, hautaine mais pourtant appassionata, jouée avec une sorte de distance qu’autorise cette grande technique de piano. Remarquable et assez inépuisable malgré la pléthore de versions qui encombre la discographie.

Au centre de ce premier disque immanquable pour tout amoureux du piano, le Nocturne Op. 48 No. 1 de Chopin joué pudique, dans un toucher gourmé, phrasé l’air de rien en marche funèbre pour faire écho au début de l’Andante de l’Appassionata. Si ce n’est pas d’un artiste !

Mais ce jeune homme est vraiment pleinement lui chez Beethoven, il faut qu’il y revienne !

LE DISQUE DU JOUR

Ludwig van Beethoven (1770-1856)
Sonate pour piano No. 23 en fa mineur, Op. 57 « Appassionata »
Frédéric Chopin (1810-1849)
Nocturne pour piano en ut mineur, Op. 48 No. 1
Franz Liszt (1810-1849)
Sonate pour piano en si mineur, S. 178

Alexei Melnikov, piano

Un album du label Acousence Classics ACOCD13217
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Photo à la une : © DR