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Jeux

Depuis sa création le 15 mai 1913, au Théâtre des Champs-Elysées sous la baguette de Pierre Monteux, Jeux effrayait les orchestres, mais aussi les chefs. Debussy y avait écrit tout un nouveau monde de sons et de rythmes qui allaient plus loin encore dans l’abstraction lyrique que ne l’avait fait la simple complexification métrique du Sacre du printemps.

Comme aimait à le rappeler Pierre Boulez, Jeux est l’alpha de l’orchestre moderne. Monteux lui-même l’aura dompté pour le ballet – deux lectures en concert témoignent de sa mise en place au cordeau – mais ce seront les chefs d’orchestre dévolus à la musique de leur temps, Bruno Maderna puis Pierre Boulez qui en saisiront toute l’importance historique, précédés au disque par deux pionniers : Victor de Sabata, lui-même compositeur, et Ernest Ansermet.

Octobre 1953, Victoria Hall, Gil Went et Roy Wallace règlent leurs micros pour saisir ce qui deviendra la version la plus parfaite du chef-d’œuvre de Debussy enregistrée alors. Si Ansermet se souvient du ballet – ses tempos sont ceux des danseurs – il fait entendre avec une impérieuse sensualité chaque repli harmonique de cette langue si neuve, pliant, dépliant, froissant, défroissant son orchestre qui semble un grand félin dans la nuit.

Cette poésie gorgée de timbres où danse encore le souvenir du faune languide, si sensuel, torride comme une nuit d’été, vous enveloppe littéralement d’une symphonie de sons. Abstrait et érotique pourtant. Ansermet refera d’autres Jeux tout aussi réussis (et peut-être plus fluides, de mouvements moins détaillés, ici on voit les beaux muscles), je vous en ai causé il n’y a pas si longtemps, mais il faut connaître ceux-ci, enregistrés pour faire exemple, et qui sont pourtant la vie même.

L’éditeur ajoute la version la moins connue de La Mer (octobre 1957) selon le chef helvète, un rien plus sombre que les trois autres moutures, et passe aux séances parisiennes dévolues à Paul Dukas : L’Apprenti sorcier narré comme un tranquille cauchemar, mais surtout et pour la première fois rééditée en stéréophonie, La Péri (sans sa Fanfare), torpide, sensualiste, emperlée, toute en diaprures, un Orient de sons qui tourne immanquablement la tête. Ernest Ansermet était décidément bien plus que l’esprit cartésien auquel certains veulent le réduire.

LE DISQUE DU JOUR

Claude Debussy (1862-1918)
La Mer, L. 111(enr. 1957)
Jeux, L. 133 (enr. 1953)
Paul Dukas (1732-1809)
La Péri
L’Apprenti sorcier

L’Orchestre de la Suisse Romande, mezzo-soprano
Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire
Ernest Ansermet, direction

Un album du label Decca 4824975 (Collection « Eloquence Australia »)
Acheter l’album sur le site de la collection Eloquence Australia, sur le site www.ledisquaire.com, ou sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com

Photo à la une : Le chef d’orchestre Ernest Ansermet – Photo : © OSR

Esprit français

Dans cet immédiat après-guerre où la gravure directe sur 78 tours régnait encore, Ernest Ansermet céda à la proposition de Decca : graver avec l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire les œuvres de Claude Debussy et de Maurice Ravel. Le projet fit long feu et se déporta de Paris à Genève, la saga des albums de l’Orchestre de la Suisse Romande et de son « patron » pouvait commencer. Continuer la lecture de Esprit français

Révisons nos classiques

Un couplage imparable assemblé sur le thème des Ballets Russes par Cyrus Meher-Homji pour sa collection Eloquence rappelle à quel point Ernest Ansermet fut versé dans les musiques écrites pour la troupe de Diaghilev. Ironie de la discographie pourtant abondante du chef helvétique, il ne gravera pas Parade, ni l’intégrale de Chout (mais une grande sélection) et l’éditeur laisse de côté ses versions éclairantes du Tricorne, du Chant du rossignol, de Renard, si bien que seul Pulcinella (peu gâté par un trio vocal frustre) et Les Noces (géniales de bout en bout, écoutez le sel qu’y met Hugues Cuénod !) illustrent ici des œuvres qu’il a créées. L’écriture claire et anguleuse de Stravinsky lui va comme un gant, mais pour parfaites que soient ses interprétations, une émotion supplémentaire se dégage du pan français de ce double album.

Daphnis et Chloé, La Valse, le Prélude à l’après-midi d’un faune (avec les incroyables diaprures de la flûte de Pépin), Jeux, ces disques sont célèbres, mais les connait-on vraiment ?

Daphnis et Chloé est une merveille qui égale les gestes de Pierre Monteux, Charles Munch ou André Cluytens, avec en prime une prise de son faramineuse qui sculpte l’espace et que cette réédition rend mieux que les précédentes : on y voit non seulement le ballet, Ansermet battant ses mesures dans le tempo des danseurs, mais on y entend aussi la narration de la pantomime dans la volupté des décors de Bakst ; en tous points la sensation d’être à la création de l’œuvre. Et la poésie trouble de Ravel fut-elle jamais mieux servie, dite avec tant de pudeur et pourtant tant de sensualité ? Quel orchestre, quel art des respirations, quelle magie des atmosphères qui gagne même jusqu’au chœur, magnifiquement mené.

La Valse, filée comme un mauvais songe, est superbe de style (c’est l’ultime enregistrement des quatre que lui consacra Ansermet). Et Debussy ? Le Prélude, torpide, ne s’oublie plus avec ses pleins et ses déliés extatiques, son faune si sexuel : on voit le râle de plaisir de Nijinsky.

Le sommet de l’ensemble est pourtant Jeux, partition réputée injouable pour les orchestres d’alors. Mais Ansermet savait se débrouiller des mesures les plus complexes et dirige le tout dans une fluidité envoûtante, faisant apparaître le trio amoureux des joueurs de tennis, décrivant cette symphonie de nuit éclairée avec non plus simplement de la sensualité mais un érotisme qui s’échevèle dans des crescendo névrotiques. Lecture géniale, unique, que l’on ne connaît pas assez. Ecoutez seulement. Et lisez le très beau texte de François Hudry.

LE DISQUE DU JOUR

Ernest Ansermet and the Ballets Russes

Claude Debussy (1862-1918)
Prélude à l’après-midi d’un faune, L. 87
Jeux, L. 133
Maurice Ravel (1875-1937)
Daphnis et Chloé, M. 57
La Valse, M. 72
Igor Stravinski (1882-1971)
Pulcinella
Les Noces

Marilyn Tyler, soprano (Pulcinella)
Basia Retchitzka, soprano
Lucienne Devallier, contralto
Carlo Franzini, ténor (Pulcinella)
Hugues Cuénod, ténor
Boris Carmeli, basse (Pulcinella)
Heinz Rehfuss, baryton-basse
Chœur Motet de Genève
Chœur et Orchestre de la Suisse Romande
Ernest Ansermet, direction

Un album de 2 CD du label Decca 482 4989 (Collection « Eloquence Australia »)
Acheter l’album sur le site du label Eloquence Australia, sur le site www.ledisquaire.com, ou sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com

Photo à la une : © Decca

Abrasif

Ruggiero Ricci détesta ses années d’enfant prodige, mais sa technique stupéfiante fut acquise dès son plus jeune âge, à l’égal de celles d’un Josef Hassid ou d’un Michael Rabin. Parvenu à l’âge adulte, il se débarrassa des joliesses du style Continuer la lecture de Abrasif